Petite immersion au cœur de l’armée suisse (1)

Entre nouveaux codes et perte d’identité ; début d’un lent processus d’adaptation 

armée suisse

Jérémie Koch

Comme petit préambule, je veux expliquer brièvement ce qui m’a poussé à écrire sur l’institution qui réunit chaque année des milliers de Suisse-sse-s sous le drapeau : l’armée suisse. J’ai terminé mon service militaire en avril et j’ai dû me rendre à l’évidence que dix mois plus tôt, à l’approche de cette nouvelle expérience, ma pensée s’était construit une raison qui, comme souvent, s’était avérée bien loin de la réalité. « Austérité », « organisation millimétrée », « expérience unique », « école de vie », « communauté », voilà les concepts qui posaient le cadre. Mais qu’en est-il du contenu ? 

Après des mois à avoir endossé l’uniforme, j’ai eu le temps de réfléchir et de remettre en cause (ou renforcer !) certaines idées préconçues. J’ai à cœur de lever un peu le voile sur notre armée si opaque et impénétrable d’apparence pour celles et ceux qui n’en ont pas fait l’expérience. Sans faire le récit chronologique de mon service, voici le début d’une série d’articles travaillés sous forme de réflexions et d’anecdotes qui, je l’espère, sauront donner une image décalée, amusante et parfois inattendue de « la grande muette ».

Nouvelle vie, nouveaux codes

Une fois entré dans l’armée, on a tendance à parler de « vie militaire ». Cela m’a toujours impressionné. L’existence d’une « deuxième vie », pas forcément opposée mais parallèle à la « vie civile », me paraissait un peu exagérée. Comment l’armée peut-elle prétendre à cela ? Je l’ai vite compris, cela passe par un changement complet des « codes ». Étant en plus étudiant en science de la communication, ce terme ne laisse forcément pas indifférent. Un certain nombre d’éléments vont être astreints à de nouvelles conventions pour que l’on puisse être compris et inversement. Pour le dire autrement, les « codes » sont les clés de la compréhension et de l’intégration. 

La première victime de ce changement est inévitablement le langage et il touche en premier lieu le vocabulaire, truffé d’abréviations. En voici quelques exemples ABV (Abendverlesen = vérification de l’effectif de chaque chambre avant de pouvoir dormir), KA, (Krankenabteilung = bloc médical), MBG (Mercedes Classe G), LBA (Base logistique de l’armée), FASS (diminutif pour fusil d’assaut), PPI (petit pansement individuel) …et la liste est longue. Comme dans tous les domaines, l’armée demande un apprentissage d’un vocabulaire spécifique qui s’inscrit assez vite dans le langage courant.

Langage, gestuelle et hiérarchie

En revanche, la communication devient moins intuitive quand elle s’instaure avec la hiérarchie. Dans le cadre militaire, personne n’engage la conversation avec un-e gradé-e de cette manière : 

« J’ai quelque chose à vous demander ; quelle est l’heure du rendez-vous ? » 

Pourquoi ? Parce que cette phrase n’a pas suivi un certain code. Le-la gradé-e ne vous répondra pas, iel vous demandera de répéter jusqu’à ce que votre requête soit conforme. Avant d’être exprimée, la demande doit être précédée de deux informations indispensables : 

  1. L’énonciation du grade de l’interlocuteur-rice
  2. L’énonciation de votre propre grade et de votre nom de famille

Cela donne ceci : 

« Lieutenant, recrue Koch, j’ai quelque chose à vous demander ; quelle est l’heure du rendez-vous ? » 

La phrase sera alors considérée comme « correcte », elle obtiendra une réponse et la conversation s’engagera.

Il arrive que le langage soit gestuel et ait une signification tout aussi importante. Par exemple, lorsqu’un congé est accordé à une recrue pour qu’elle aille chez le dentiste, elle doit se rendre à son retour au « secrétariat » (que l’on appelle « PC » = poste de commandement, une abréviation de plus typiquement militaire) de la caserne pour en informer. Mais pas de n’importe quelle manière. La recrue doit s’annoncer au-à la plus haut-e gradé-e présent-e dans la pièce comme suit :

  1. Se mettre en position de garde à vous (corps droit, bras le long du corps, jambes collées, pied écarté à 30 degrés)
  2. Faire le salut militaire avec la main à plat, les doigts serrés, en venant placer la main droite sur la tempe. (Faire cela de la main gauche signifierait pour être poli « va te faire voir »)
  3. Toujours en position de garde à vous, dire le grade du/de la gradé-e, suivi de votre propre grade et de votre nom de famille.
  4. Le/la gradé-e va alors ordonner la position de repos. 
  5. La recrue va se mettre en position de repos, c’est-à-dire les jambes écartées, les mains attachées dans le dos (main droite qui attrape le poignet gauche).
  6. La recrue peut alors exprimer sa demande.
  7. Quand elle a fini, la recrue se remet en position de garde à vous vue au point 1 et dit : « je pars ». 
  8. Toujours au garde à vous, la recrue refait le salut militaire (2) qui conclut le discours. 
  9. Le/la gradé-é réordonne la position de repos et la recrue peut alors partir.

Oui, vous avez raison, on n’est pas sorti de l’auberge. Cette démarche doit être suivie uniquement lorsqu’on se rend au « PC ». Partout ailleurs, seul suffit l’énonciation du grade de votre interlocuteur-rice puis le vôtre suivi de votre nom de famille. Heureusement d’ailleurs, sinon on n’en finirait jamais. Cette marche à suivre demande un apprentissage et doit être répétée si elle entend devenir instinctive. 

Les premiers temps, chaque passage au « PC » relevait du comique. A titre personnel, j’ai recommencé l’opération je ne sais combien de fois parce que j’oubliais à chaque fois un élément. C’est une démarche au départ contraignante mais dont on ne peut se passer car, sans elle, impossible de formuler sa demande et par la force des choses de communiquer. 

Mais finalement, pourquoi respecter ce processus ? Pourquoi ne pas entrer dans le bureau et lancer d’un ton très décontracté : 

« Bonsoir mesdames messieurs ? Vous allez bien ? Je suis revenu, je dois signer un truc ? »

C’est à préciser maintenant qu’un « code » instaure un certain respect. Ces trois phrases interrogatives sont tout sauf irrespectueuses si on les applique au « monde civil ». Sans être dites de manière soutenue, elles sont ni plus ni moins polies et pourraient faire partie intégrante de notre quotidien. Mais problème ; nous sommes à l’armée. Le salut militaire (point 2 de la liste) équivaudrait à un « bonsoir ». Le terme « bonsoir » n’a alors plus de valeur dans ce contexte précis. Il s’est substitué à un geste qui, lui, est reconnu par la communauté militaire pour saluer. 

    Un autre code, plus simple cette-fois, consiste à répondre ou plutôt crier : « présent ! » à chaque fois que votre nom de famille est cité par un-e gradé-e ; et cela en plein milieu d’une conversation ou plus formellement lors d’un appel (comparable à un appel de classe). Lorsque l’habitude est prise, c’est celle qui vous poursuit le plus longtemps dans la «vie civile» et qui mène à des situations vraiment drôles. Assis paisiblement dans la salle d’attente de votre médecin, vous vous surprenez, quand ce dernier paraît, à répondre à l’appel de votre nom par un beau et intelligible « présent ! ». Suscitant alors l’incompréhension ou le sourire des patient-e-s qui ont compris que bien malgré vous, le système militaire suisse a procédé à un formatage méticuleux de votre cerveau. 

L’uniforme, premier marqueur d’appartenance

Un autre changement majeur réside dans la perte d’identité individuelle. Le premier témoin de cette mutation est en toute logique l’uniforme. Mais que véhicule-t-il comme image ? Au-delà de ne pas être super joli, il est un « marqueur d’appartenance » ; pas à soi justement, mais à une cause plus grande et dans ce contexte précis: à la Suisse. C’est le point de départ pour comprendre la principale caractéristique que l’on attribue à l’armée : celle d’être inflexible et stricte. Pour illustrer cela, je vais prendre l’exemple des « soupers facultatifs » : une fois par semaine (normalement), les recrues ont droit à une petite distraction afin de renouer avec les joies de la « vie civile », qui les autorise à aller manger au restaurant ou, pour les plus courageux-ses, à rester en caserne savourer un bon plat de ravioli en boîte. 

Avant de lâcher la compagnie à l’assaut des restaurants, le/la commandant-e a toujours cette remarque à laquelle iel-même ne croit qu’à moitié : « ne vous bourrez pas la gueule ! ». Réel souci de la santé de ses recrues ? Pas vraiment ; plutôt de l’image que ces-dernières pourraient renvoyer et du risque que chacun et chacune fait peser sur ses camarades. Je m’explique : si l’un-e ou l’autre, titubant dans les rues désertes d’un charmant petit village suisse-allemand venait à entacher l’image de la compagnie et à plus large échelle, du pays, en dégradant du matériel urbain, c’est toute la compagnie qui se verrait certainement privé de prochaine sortie. Pour le dire de manière générale, la transgression d’une règle par une personne ou par un petit groupe isolé, a des conséquences sur toutes les autres, même celles ayant profité de la soirée dans les limites du cadre imposé. Parce que sous l’uniforme, aussi dur soit-il à l’accepter, la communauté prime sur l’individu. 

Si cette première expérience dans l’univers militaire t’as plu et que tu souhaites en apprendre davantage, reviens la semaine prochaine pour un nouvel épisode riche en découvertes et en anecdotes!  De plus, tu pourras  faire connaissance avec le lieutenant-colonel Karl-Heinz Inäbnit, alors ne rate pas cela!

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