Dani Dernari
À l’heure où le wokisme suscite des débats houleux, il semble aussi vidé de son véritable sens. La chercheuse française Alex Mahoudeau propose une analyse de ce phénomène et de ses dérives.
Le wokisme à toutes les sauces
Il est possible de lire et d’entendre le mot «woke» ou encore le néologisme «wokisme» à peu près partout ces dernières années: dans les journaux, à la télévision, sur les réseaux sociaux ou même dans des discours ou des programmes politiques. Le président français Macron déclarait en 2022 sur La Première, chaîne des outre-mer françaises: «Je déteste ce truc, je suis contre la woke culture.» Cyril Hanouna, l’animateur connu pour son émission Touche Pas À Mon Poste, se réjouissait sur la chaîne de radio Europe 1, dans le cadre de la réélection de Donald Trump aux Etats-Unis, d’une «défaite du wokisme».
Finalement en Suisse, l’UDC, plus grand parti politique du pays, mène une offensive contre l’ «absurdité woke» notamment dans son programme politique des dernières élections fédérales. Ce parti présente le mouvement comme un danger pour notre société et a récemment poursuivi sa lutte en faisant la promotion d’une conférence du 31 octobre 2024 intitulée «L’Occident malade du wokisme» sur le site officiel valaisan du parti. Mais en quoi consiste réellement le «wokisme» et d’où vient ce mot?
Les origines du wokisme
Le mot «Woke» vient originellement d’une forme d’anglais pratiquée aux États-Unis par les Afros-américains, qu’on appelle « l’African-American Vernacular English ». Il signifie littéralement “être éveillé”, et désigne la présence chez l’individu d’une conscience des thématiques comme le racisme systémique principalement. Le wokisme se popularise largement lors des manifestations « Black Lives Matter » et l’expression dérive de leur slogan: «Stay Woke».
Cependant, la droite conservatrice américaine le détourne assez rapidement et en fait un terme parapluie pour – comble du paradoxe – dénoncer «l’antiracisme», mais aussi «l’anti-homophobie», «la théorie du genre», et le «néo-féminsime». Alex Mahoudeau, docteure en sciences politiques française et chercheuse à la Sorbonne (Paris) écrit: «La droite conservatrice a réussi à forger un mot qui regroupe les gens qu’elles n’aiment pas.» Selon elle, la question du wokisme n’est pas nouvelle du tout dans la pensée conservatrice. Auparavant, ces idées étaient plutôt désignées par des termes comme «le politiquement correct» ou la «bien-pensance». Cela dit, elle souligne la stratégie efficace de regrouper tous ces individus en un mot, c’est-à-dire les personnes homosexuelles et transgenres, les féministes et les anti-racistes. Autrement dit, tout ce qui ne convient pas à leur désir de préserver les valeurs qu’ils qualifient de traditionnelles.
«La panique woke»
Alex Mahoudeau dans son ouvrage : La panique woke: les mécanismes d’une offensives réactionnaire (2022) met alors en perspective la peur croissante de la «menace» du wokisme alimentée par les partis politiques ainsi que les médias conservateurs. Elle développe alors le concept des « paniques morales ». Celles-ci sont des épisodes de peur et de réactions démesurées face à différentes pratiques, groupes de personnes ou autres, considérés comme déviants ou décadents, et donc comme une menace pour notre société.
Ce phénomène peut se propager à travers des légendes urbaines, la reprise de sujets en masse de la part des médias, des discours politiques, comme on peut le constater avec la thématique du wokisme.
Nous devons la terminologie de «panique morale» au sociologue sud-africain Stanley Cohen. Ce dernier cherche, en inventant cette expression, à disqualifier les termes « controverses » ou « scandales », souvent utilisés dans la presse, mais selon lui de manière abusive. En effet, «la panique morale» a pour but de mettre en évidence la dimension injustifiée de divers débats, aussi bien que «l’excitation» disproportionnée et l’hystérie qu’ils créent.
Même s’il est facile de ne pas considérer certaines paniques morales sérieusement, tant elles peuvent paraître désuètes ou anecdotiques, cependant, avec le recul, leurs conséquences ne sont pas à sous-estimer. Il ne s’agit pas de dire que les événements sur lesquels se basent les paniques morales sont strictement imaginaires ou faux. À vrai dire, il est plutôt question de grossissement, de déformation et d’informations omises dans les «faits» relatés. Ainsi, le climat propice à la diabolisation d’un ou de plusieurs groupes de personnes s’installe.
Le wokisme, une arme politique?
Il est donc nécessaire de garder un esprit critique à l’égard de ces phénomènes car le wokisme est de plus en plus considéré comme une arme politique et conceptuelle utilisée dans le but de soutenir une idéologie parfois ultra-conservatrice en diabolisant quiconque reconnaît la nature systémique de la violence dans notre société. De plus, comme nous l’explique Alex Mahoudeau dans son essai : La panique woke (2022), il est possible que l’usage même du mot «wokisme» gêne les personnes qui, quelques mois auparavant, l’utilisaient pour désigner le danger imminent qu’il représente. Il est tout de même intéressant d’essayer d’anticiper la nouvelle forme que ce mouvement réactionnaire va prendre.
Webographie
Programmes politiques 2023-2027, site de l’union démocratique du centre, disponible sur : https://www.udc.ch/wp-content/uploads/sites/2/23_woke.pdf
FLORAC Arnaud, « Emmanuel Macron, vent debout contre… la culture woke ! », bvoltaire.fr, 24 mars 2022, disponible sur : https://www.bvoltaire.fr/emmanuel-macron-vent-debout-contre-la-culture-woke/
Auteur inconnu, « Conférence du MCCVr : L’Occident malade du wokisme », udc-valais.ch, 16 octobre 2024, disponible sur : https://www.udc-valais.ch/artikel/conference-du-mccvr-loccident-malade-du-wokisme/
LAGARDE Yann, « A l’origine du mot « woke », un mot d’argot propre à l’expériences des Afro-Américains », radiofrance.fr, octobre 2021, disponible sur : https://www.radiofrance.fr/franceculture/a-l-origine-du-mot-woke-un-mot-d-argot-propre-a-l-experience-des-afro-americains-7350370
Katy Romy, « L’UDC ne va pas gagner beaucoup de voix avec son combat contre le wokisme », swissinfo.ch, février 2023, disponible sur : https://www.swissinfo.ch/fre/economie/l-udc-ne-va-pas-gagner-beaucoup-de-voix-avec-son-combat-contre-le-wokisme/48291034
LEPRINCE Chloé Leprince, « « Panique morale » : l’origine d’une expression pour attiser la peur », radiofrance.fr, 9 mars 2021, disponible sur : https://www.radiofrance.fr/franceculture/panique-morale-l-origine-d-une-expression-pour-attiser-la-peur-5230619
78 DISRENS Marius, « Décortiquer la campagne de l’UDC contre le wokisme », letemps.ch, février 2023, disponible sur : https://www.letemps.ch/opinions/decortiquer-campagne-ludc-contre-wokisme
Bibliographie
MAHOUDEAU Alex, La panique woke. Anatomie d’une offensive réactionnaire, Paris ; Les Editions textuels, 2022.
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