«Aux jeunes filles en fleurs»: revenons dessus

Le courrier d’un lecteur de La Liberté a suscité polémique la semaine dernière. Revenons sur les événements et réfléchissons-y. 

Erica Berazategui, 19 avril 2021

Les faits

Lundi 12 avril dernier paraissait dans le quotidien fribourgeois La Liberté une lettre de lecteur que voici: 

Inutile de rechercher le texte sur le site du média, il a été supprimé pour les raisons exposées plus bas. Suite à ce texte, Facebook, Instagram et Twitter se sont enflammés, la même journée. Dans l’après-midi, un post Facebook signé par le rédacteur en chef justifie la publication de ce courrier de lecteur. 

Le lendemain, 13 avril, le quotidien publie sur son site (et le partage sur Facebook ainsi qu’en story Instagram), un éditorial du rédacteur en chef, Serge Gumy. La même journée, différents collectifs (les mêmes qui avaient immédiatement réagi sur leurs différents réseaux sociaux) se sont unis, afin de soumettre un communiqué et mener une action devant les locaux de La Liberté

Les jours suivants, les événements ont largement été relayés par les médias romands, comme la RTS, La Télé Vaud-Fribourg et La Liberté elle-même.

Penchons-nous maintenant sur ces mots, ces réactions et revendications. 

«Aux jeunes filles en fleurs»

Ce texte a été rédigé par un homme, M. Paul Clément, qui débute sa lettre en affirmant «en [avoir] assez de ce Covid-19». Ensuite, il se permet de prendre la parole pour nous annoncer, le tout agrémenté d’un peu de poésie déplacée, qu’il se réjouit du retour du printemps et des morceaux de chair qui émergent peu à peu. Il se permet également de juger provocantes les tenues légères qu’il aperçoit – et apparemment dévore du regard. 

Les réactions 

Le collectif MILLE SEPT SANS de Fribourg (qui sensibilise au harcèlement de rue) et le collectif de la grève féministe de Fribourg – mais d’autres également – ont réagi sur leurs réseaux sociaux respectifs. Avançant la banalisation de la culture du viol ainsi que de la pédo-criminalité, ces réactions sont suivies de revendications, demandant notamment des excuses publiques de la part du journal ainsi qu’un remaniement interne afin que cela ne se reproduise plus. L’action menée a pris la forme d’une manifestation d’une vingtaine de personnes devant les locaux de La Liberté

«Dans la tornade»

Les excuses présentées par la rédaction de La Liberté évoquent le fait de ne pas avoir pris en compte «l’évolution des sensibilités sur le sujet» et Serge Gumy «adresse ici [s]es profonds regrets». Le texte a depuis été supprimé du site du quotidien. 

Bonus

Mercredi 14 avril, on trouve sous un article du Matin, un commentaire de M. Clément lui-même, qui avance qu’il portera plainte contre les «commentaires injurieux» des différents réseaux sociaux. 

Nous y retrouvons également d’autres commentaires tels que celui de Alain B.

Analyse

En m’inspirant grandement des réactions de MILLE SEPT SANS et du Collectif de la grève féministe de Fribourg, je propose ici une analyse de ces textes et présente mes pensées suite à ces événements, sans me prétendre experte en actualité.

En quoi ce courrier est problématique? Nous savons toutes et tous que ce genre de pensées et propos (tant le texte en lui-même que les commentaires présentés) ne sont pas marginaux – les femme-x-s qui liront ces lignes ont d’ailleurs sans doute toutes déjà senti les regards pesant sur nos épaules, nos fesses, nos corps. En vérité, les lignes de M. Clément ne sont que la partie visible de non pas un, mais de deux icebergs. 

Iceberg n°1

Ce premier problème est celui majoritairement porté par les revendications évoquées plus haut. La banalisation de la culture du viol et l’apologie de la pédo-criminalité évoquées par les collectifs sont effectivement sous-jacents à ces lignes. Réfutées par La Liberté («Pour autant, il est faux d’accuser notre journal de banaliser la culture du viol ou, comme l’ont écrit certains internautes, de faire l’apologie de la pédophilie. La Liberté condamne les violences faites aux femmes ainsi que les abus sur les enfants, sans ambiguïté.») elles sont affirmées par les différents collectifs. De manière sous-jacente également, nous retrouvons la banalisation du harcèlement de rue et la sexualisation des femmes, des jeunes femmes et des filles, le tout caché sous une comparaison des femmes à de belles plantes. 

Mardi 13 avril, devant les locaux de La Liberté

En effet, entre les différentes métaphores, les phrases et termes tendancieux, les évocations indirectes aux corps du corps des femme-x-s, et surtout le titre, ce texte est plus que déplacé. Toutes ces allusions se retrouvent sous les mots de M. Clément, il s’agit d’un fait indéniable. Au fond, il est bien libre de penser ce que bon lui semble. Il est également en bon droit d’exprimer son opinion, le commentaire de Alain B. nous le rappelle: «la liberté d’expression (…) [est] la graine de la démocratie». Ce qui apparaît cependant problématique, c’est qu’avec cette phrase «Avouez franchement qu’il est plus pertinent de dire: j’ai le droit de me déshabiller comme je veux, même si c’est un poil provoquant.», il rejette la faute de ses regards insistants sur ces « belles plantes» que sont les femmes, sur nous-mêmes. Le raccourci vers la banalisation du viol et la faute de la victime nous guette du coin de l’oeil, même s’il n’est pas explicite dans le courrier. 

Malheureusement pour lui, l’occasion lui a été donnée de clamer haut et fort ses dires dans un média. Les médias justement, venons-en. 

Iceberg n°2

Également porté par les revendications des différents collectifs, le fait que ces lignes soient apparues dans un média pose souci. 

Arrêtons-nous sur quelques concepts que sont la liberté d’expression, la liberté de la presse et la liberté rédactionnelle. Appropriés par toutes et tous en fonction du contexte et des besoins, ces termes ne présentent pas de frontières claires et pourtant, nous y sommes confronté-e-s au quotidien.

Ces trois formes de liberté sont indispensables à l’heure actuelle. Elles devraient cependant systématiquement s’accompagner de responsabilités, sociales et journalistiques en l’occurrence, ce qui n’est, comme nous le voyons, pas toujours le cas. 

Pour plus de réflexion à ce sujet, je vous propose de prendre le temps d’écouter cette discussion entre Caroline Vuillemin, directrice de la Fondation Hirondelle et Pascal Pellegrino, journaliste ainsi que cette autre discussion entre Marie Spang, membre du collectif Grève féministe Fribourg, et Pierre Ruetchi, directeur du club suisse de la presse, à propos des événements en question.

Les faits sont à différencier des opinions et des avis, tout à fait. Le texte a d’ailleurs été publié sous la rubrique Forum du journal ce qui indique bien qu’il s’agit d’une opinion. Cependant, cette opinion a été lue et le message a été enregistré: femmes*, couvrons-nous au risque de nous faire – au mieux – dévorer du regard. En quoi cette opinion est-elle constructive? Pour reprendre les mots de l’édito de Serge Gumy, en quoi est-ce que ces lignes «constitue[nt] une contribution importante au débat démocratique»? 

Censurer des textes, des propos et des réflexions n’est de loin pas la solution: en plus d’être contraire à des droits fondamentaux et potentiellement dangereux, nous nous retrouverions dans un train de vie sans doute sans intérêt si nous étions toutes et tous du même avis. Cependant, est-ce que l’avis dénué de toute forme d’utilité – comme celui de Fabien Lecoeuvre à propos de la chanteuse Hoshi et comme tous les avis sur le physique des individus, soyons d’accord – d’un homme à propos du corps des femmes mérite-t-il d’être publié dans un média? Il ne me semble pas. Si ce n’est pour nous rappeler que le chemin vers l’égalité est encore long mais à ce propos, une piqûre de rappel n’est pas nécessaire.

En publiant le texte, le journal se rend coupable et complice de ces propos. Au fond, il s’agit de son bon droit de publier un texte tel que celui-ci. Comme Serge Gumy l’avance lui-même: «Elle s’inscrit néanmoins dans le respect de la loi.» Effectivement, rien d’illégal derrière la publication de ces mots. Cependant, le choix explicite, et assumé dans un premier temps, d’avoir publié ces lignes relève de la responsabilité du journal. Le fait de se tenir au courant de «l’évolution des sensibilités sur le sujet» relève également de la responsabilité de la rédaction. En ce sens, la rédaction est indirectement responsable des mots publiés, et doit répondre de ses actes, bien que ces mots n’émanent pas directement d’elle-même.

Le pluralisme et la diversité médiatique sont nécessaires mais ils se doivent d’être constructifs et apporter réflexion. La liberté d’expression est effectivement la graine de la démocratie mais cette liberté doit apporter quelque chose, nous permettre de réfléchir et d’avancer.

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